Dokument Nr. 82
Monsignore Filippo Giobbe
243 Via Nazionale, Roma, Italia.
Le 9 mars 1938
Révérendissime et cher Seigneur,
En fait de nouvelles locales, il ne se présente rien de particulièrement notable, à part bien entendu, le procès monstre que vous pouvez suivre au moins en partie dans les journaux. Seulement tout n’est pas publié même dans la presse soviétique. Ainsi hier, aux assises de la matinée, Yagoda a catégoriquement nié toute sa déposition écrite, mais aucun journal de ce matin n’en a fait mention. Le fait de la non reconnaissance de la déposition écrite m’a été communiqué par un personnage que j’ai rencontré fortuitement et qui rentrait du procès. Certaines personnes accréditées, des ambassades assistant au procès et sachant parfaitement le russe, disent que le rapportage se fait incomplètement.
Pendant ce temps, nombre de meetings sont organisés dans tout le pays, où naturellement la peine de mort est votée à l’umanité [humanité]. On connait le procédé. Le pauvre peuple est conduit par le bout du nez comme un troupeau de moutons. Il est très notable et évident que malgré cet soi-disant unanimité „nationale“, le peuple vit sous l’emprise d’une épouvantable terreur. Les arrestations se poursuivent de la manière la plus acharnée. J’ai la grande peine de vous annoncer que l’une d’elles, nous touche d’assez près à l’église, dans la personne du mari de celle qui s’en occupe. Il ne s’agit pas, selon les pauvres intéressés, d’une arrestation pour cause religieuse. La pauvre famille, l’épouse et une fille, très dévouées toutes deux à la paroisse, est plongée dans l’angoisse la plus terrible, ne pouvant obtenir absolument aucun renseignement sur celui que l’on vient de prendre en pleine rue, comme cela se pratique beaucoup en ce moment. Bon nombre de mes intentions de messe sont consacrées de cette manière. On n’entend parler que d’arrestations ou de disparitions subites, sans que l’on sache comment ni pourquoi!!
De plus en plus, je ressens mon isolement et constate sans peine, la peur et le tremblement des fidèles de nationalité soviétique, qui osent encore s’approcher de moi. La haine de l’étranger se manifeste sous les formes imaginables. Il y a jusqu’aux envois de colis destinés aux ambassades et arrivant par les valises diplomatiques (sacs non officiels) qui subissent de rigoureux examens à la douane. Cette administration vient de recevoir de sévères instructions pour confisquer toute littérature jugée préjudiciable à l’U.R.S.S. et ceci, indépendamment du destinataire, qu’il soit ambassadeur ou pas!! Ce renseignement m’a été fourni par un personnage et déjà on en a vu le résultat.
J’ai vu apprendre tout récemment par la bouche d’un paysan de Saratov, que la grande église catholique de cet endroit est maintenant fermée depuis décembre. Et cela en dépit des quêtes faites parmi les fidèles et des sommes versées pour la maintenir ouverte! Le cher abbé Hermann, curé de cette église, arrêté en juin dernier, est toujours gardé en prison dans cette ville. Plus aucune église luthérienne ou protestante n’est restée ouverte! Seules la mosquée et une église orthodoxe peuvent encore être fréquentées par les croyants de Saratov.
On m’avait signalé, il y a une huitaine, qu’à Rostov, l’église catholique était restée ouverte et avait encore un prêtre pour la desservir. Or ce matin même on m’apprend que l’abbé Dunnine-Vansowicz, libéré il y a un peu plus d’un an de Solowki et qui avait réussi à se faire inscrire dans les environs de Rostov où il se rendait pour son ministère, a été de nouveau arrêté le 31 janv. 37 en même temps que l’abbé B A B A I de rite chaldéen, résidant lui aussi à Rostov. J’ai appris cette triste nouvelle au moment où une autre personne était venue chercher les saintes huiles et un calendrier en plus de quelques intentions de messe!
Le 24 février on m’a annoncé comme étant certaines, les arrestations des métropolites Théophane (Novgorodski) et Séraphime (Smolenski), en plus de tout le haut clergé d’Ukraine, y compris 7 ou 8 archevêques. Tout récemment ici, à 15 kilomètres de M. on vient d’arrêter d’un seul coup, trois popes, après fermeture de l’église du village.
La xénophobie se traduit par de fréquentes et continuelles expulsions. 50 familles suisses viennent ainsi d’être forcées à partir sans compter d’innombrables expulsions individuelles, intéressant absolument toutes les nationalités étrangères.
Pour mon compte personnel, m’excusant de vous parler de ma pauvre personne, vous savez Monseigneur, que les dernières démarches pour la prolongation de mon permis de séjour, ont été entreprises directement par l’ambassade des Etats-Unis. Les autorités m’ayant accordé trois mois (23. déc. – 23 mars) mon consul a estimé qu’il ne valait pas la peine de se déranger pour aller réclamer mes papiers restés à la section administrative des visas, département totalement indépendant du Ministère des Aff. Etrangères. Peut-être que ce seul fait leur a mis la puce à l’oreille. Toujours est-il que pour ne pas se trouver dans une situation désavantageuse à l’expiration de mon permis, le Minis. des Aff. Etran. a pris sur lui d’envoyer tous mes documents à l’ambassade des E.U.! Je devrai donc recommencer cette interminable comédie et remplir à nouveau des enquêtes qui n’en finissent pas. L’ambassade me promet son appui et entretemps une dépêche établissant la misérable situation de votre serviteur, a été adressée au „Departement of State“ de Washington. Avec cela je termine Monsigneur, en vous offrant l’expression de mon plus religieux respect.
gez. Leopoldo